A la suite de mon passage sur Radio Amsterdam, des lecteurs potentiels m'ont posé la question de savoir si mon livre relatait des faits réels.
Je voudrais préciser qu'il s'agit bien d'une fiction et non d'un livre d'Histoire au sens scientifique du terme. Mon modèle en la matière demeure Emile Zola qui en son temps avait écrit Les Mystères de Marseille. J'adhère complètement à sa démarche qu'il décrit lui-même dans cette lettre de 1867.
A Paris, 27 février 1867,
Mon cher Directeur,
Vous avez donné aux Mystères de Marseille le titre de "roman historique contemporain", et ce titre leur convient à merveille. Seulement, à la dernière minute, il me vient un scrupule : je crains que les lecteurs ne se trompent sur le caractère d'une œuvre ainsi annoncée, et je crois devoir faire une déclaration nette et franche, qui évitera tout malentendu entre le public et moi.
Les Mystères de Marseille sont un roman historique contemporain, en ce sens, que j'ai pris dans la vie réelle tous les faits qu'ils contiennent ; j'ai choisi ça et là les documents nécessaires, j'ai rassemblé en une seule histoire vingt histoires de source et de natures différentes, j'ai donné à un personnage les traits de plusieurs individus qu'il m'a été permis de connaître et d'étudier. C'est ainsi que j'ai pu écrire un ouvrage où tout est vrai, où tout a été observé sur nature.
Mais je n'ai jamais eu la pensée de suivre l'histoire pas à pas. Je suis romancier avant tout, je n'accepte pas la grave responsabilité de l'historien, qui ne peut déranger un fait ni changer un caractère, sans encourir le terrible reproche de calomniateur.
Je me suis servi à ma guise d'événements réels qui sont, pour ainsi dire, tombés dans le domaine public. Libre aux lecteurs de remonter aux documents que j'ai mis en œuvre. Quant à moi, je déclare à l'avance que mes personnages ne sont pas les portraits de telles ou telles personnes ; ces personnages sont des types et non des individus. De même pour les faits : j'ai donné à des faits réels des conséquences qu'ils n'ont peut-être pas eues dans la réalité ; de sorte que l'œuvre qu'on va lire, écrite à l'aide de plusieurs histoires vraies, est devenue une œuvre d'imagination, historique dans ses épisodes, inventée à plaisir dans son ensemble.
Je ne puis empêcher le public de chercher des visages sous les masques, je ne puis lui défendre de reconnaître en partie certains événements, mais je donne ma parole d'homme que je n'ai cherché à faire aucune personnalité, et je pense que cette déclaration suffira pour mettre ma dignité d'écrivain à l'abri des méchantes suppositions.
Voilà, mon cher Directeur, ce que je vous prie de dire tout haut. Faites mieux : publiez cette lettre dans le numéro qui contiendra mon premier feuilleton. Le titre " roman historique contemporain" sera, de cette façon, justifié et expliqué.
Votre dévoué, Emile Zola.